Lors d’un congrès sur les Soins Palliatifs on m’a demandé d’animer un stage concernant les relations entre la famille et le patient en fin de vie.
Comme je venais de rentrer d’un séjour en Virginie auprès du Docteur Elisabeth Kubler-Ross, j’étais particulièrement à assurer la formation des stagiaires selon les théories de la célèbre psychiatre et tout ce que sa personnalité, son rapport au quotidien et à la nature, en particulier m’avaient appris de façon simple, directe, peu verbalisée.
Je me souviens…Je suis arrivée chez elle, dans sa ferme aux allures de chalet suisse, très émue et flattée à la fois de devenir son hôte trois semaines durant.
Elle avait passé la soixantaine, mais je la trouvai plus lasse, plus agée encore que lors de notre rencontre à Paris.
Sans aucun doute son engagement très jeune dans les hôpitaux en Suisse, ses études en parallèle à ses recherches sur la théorie dont elle devint l’auteur mondialement célèbre, ses obligations de mère son adaptation au mode de vie américain et sa sensibilité à la souffrance sous toutes ses formes, sans doute tout cela a usé, épuisé parfois Elisabeth.
Cela dit j’ai découvert dans ces paysages assez semblables à ceux de la Suisse, dans cette ferme à la fois impeccable et gaie, une femme que la lecture de ses travaux et sa présence lors de participations officielles ne m’avait pas permis d’imaginer.
Le rapport direct, simple, tellement concret d’Elisabeth avec ses animaux, son âne en particulier, son potager, le bricolage plus ou moins adroit qu’elle assurait et jusqu’aux horaires assez fantaisistes des repas, m’ont surprise puis rapidement conquise. N’était-ce pas une forme de “leçon”, ou plutôt la démonstration d’une sagesse, d’un équilibre fondamental nécessaires à l’application de ses théories ? Théories elle-mêmes issues, basées sur une longue expérience de la souffrance humaine.
Elisabeth, qui depuis son jeune âge avait plongé ses mains et ses regards dans la misère physique et psychologique, ignorait, fuyait, refusait toute coupure entre le corps et l’esprit, entre la chair et la poussière…
Au volant de son pick-up, ( sa chienne à l’arrière), elle m’a fait découvrir une partie de la Virginie qu’elle aimait et où elle a tout perdu victime d’un attentat…
Tantôt nous allions acheter du grain pour ses poules, tantôt des décorations pour son sapin de Noël, dont la date approchait, tantôt en quête de certains bois destinés à la construction d’un bât pour son âne…
Partager en toute simplicité sans propos inutiles, sans conseils pontifiants, sans critiques stériles sur les uns et les autres, la vie quotidienne de la grande théoricienne que fut E.K.R. me touchait et me ravissait à la fois.
Une chose est la théorie- une autre la pratique. Elisabeth m’a appris en douceur à comprendre, deviner, percevoir ce que le patient en fin de vie ressent, redoute, rejette et… attend de vous.
Ainsi il n’a rien à faire avec la maladroite agitation des personnes de la famille ou d’amis, plus occupés à changer les fleurs ou à vérifier l’état des draps qu’à lire dans son regard.
Un sourire, un contact physique, serrement ou tenue de mains par exemple, une attitude de réelle présence, d’écoute , sans aucun rapport avec cette sorte de “ figuration” du visiteur qui alors creuse un abîme entre celui/celle qui va partir et le vivant qui lui va sortir.
Je me souviens d’un malade qui serrait contre lui un album de photos – nous l’avons ouvert et il m’a fait découvrir ses recherches, des fouilles archéologiques en Egypte – en silence – Sa famille a quitté la chambre et il m’a dit “ Merci”.
Au cours des siècles, des millénaires qui nous ont précédés les agonies/fins de vie ont souvent été affreusement douloureuses, voire atroces. Les rites et consolations de la religion pas toujours efficaces ou acceptés. De nos jours on efface la douleur physique et même psychologique le plus possible, mais nos mœurs passées du sombre, du grave, du silencieux aux sonneries de nos smartphones sur lesquels on pianote ou qu’on se colle à l’oreille, témoignent d’une regrettable, d’une évolution.
Avant l’ultime séparation n’est-il pas, urgent, nécessaire de demander à celui, à celle qui va nous quitter ce qu’elle souhaite et encore exprimer, confier, avouer…?
Elisabeth Kubler-Ross savait entendre la peine, la colère parfois du malade en fin de vie et le conduire jusqu’à l’autre rive sans pathos, pas sa seule présence aimante. Un coeur et une oreille offertes : des vertus que je n’ai jamais oubliées.